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Les écritures anciennes de la Méditerranée

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Lemnien

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 La langue parlée sur l’île de Lemnos, dans le nord de la mer Égée, est connue seulement à travers un groupe restreint d’inscriptions datables du VIe siècle av. J.-C.. Les endroits où elles ont été découvertes se concentrent autour des pôles d’Héphaïstias et de Kaminia, d’où proviennent les deux textes principaux.

 La plupart des documents consistent en graffitis fragmentaires, composés souvent d’un seul mot et donc difficilement contextualisés du point de vue lexical ou onomastique.

 Les textes plus importants offrent par contre de plus grandes possibilités de compréhension.

 La stèle de Kaminia, connue depuis 1884, sur laquelle se sont penchées des générations entières de savants, présente deux longs textes, sculptés sur sa face antérieure (autour de la représentation d’un guerrier) et sur l’une des faces latérales plus étroites. Le caractère funéraire des stèles est confirmé au moins en partie par le texte A, tandis que le texte B, probablement dû à une autre main, semble être de nature différente.

 La base d’Héphaïstias, dont l’existence a été rendue publique seulement en 2009, a été retrouvée par contre beaucoup plus récemment dans le sanctuaire archaïque de la ville (Kabirion) situé à proximité du théâtre : le texte bref, sur deux lignes, enregistre la dédicace votive d’une statuette, aujourd’hui perdue, placée sur le petit pilier servant de support à l’inscription.

 

 Du point de vue lexical, la parenté avec l’Étrusque de certains mots utilisés dans l’inscription ne fait aucun doute, ce qui permet de les traduire aisément :

 

 À Kaminia :

 naφoθ[s?] ~ étr. nefts = “neveu” (ici, peut-être dans un sens plus général “descendant”)

 śialχveis ~ étr. sealχvis = “40”

 avis ~ étr. avils = “année” (au génitif)

 sivai ~ étr. zivas = “vivant”

 -m ~ étr. -m = “et, mais” (conjonction enclitique)

 

 À Héphaïstias:

 heloke ~ étr. helu = “érigé, dressé (?)” (hypothèse de Simone)

 

 Les formes onomastiques contenues dans les textes pourraient témoigner d’une origine grecque (ou tout au moins égéenne) comme le prouverait le parallélisme entre Holaies/Holaiesi et ‘Υλαíος, même si une comparaison avec l’Étrusque s’impose, comme dans le cas de Aker, semblable à l’Étrusque Θuker (et on observera dans holaie- la transcription du grec -io qui devient -ie dans la langue de Lemnos).

 

 Mais les concordances morphologiques avec l’Étrusque sont encore plus impressionnantes, comme les terminaisons des cas:

 -Ø = cas droit (lemn. aker, soromś, aslaś ~ étr. larθ, laris, avileθuker)

 -s = génitif I (lemn. holaies ~ étr. aviles, θukers)

 -l­ = génitif II (lemn. vanalasial ~ étr. larθal, larisal)

 -si = datif I (lemn. holaiesi, hktaonosi ~ étr. avilesi)

 -le = datif II (lemn. φokiasale ~ étr. larisale)

 -i = locatif (lemn. seronai ~ étr. mataliai)

 

 ou les formes verbales:

 

-ce/-ke = parfait actif (lemn. heloke ~ étr. turuce)

 

Enfin, le texte B de la stèle de Lemnos s’ouvre sur une formule de datation propre à la magistrature: holaiesi φokiasiale seronaiθ, qui correspond parfaitement aux formes étrusques analogues comme zilci velusi hulχniesi, “durant la magistrature de …”.

 

 Cependant, on relève de nombreuses différences, surtout lexicales, qui font de la langue de Lemnos une langue différente de l’Étrusque de la même époque: la rareté des documents rend malaisé l’évaluation de l’impact quantitatif et qualitatif de ces différences. Même si dans certains cas elles semblent particulièrement significatives, comme dans le cas de ce mot important novaisna, qui apparaît isolé dans certains graffitis vasculaires en alternance avec le Grec ‘Ιερóν, ce qui confirme le sens de “sacré”,  dénué de pendant en Étrusque (qui connaît en revanche avec la même valeur cver, tinscvil, alpan et ais-).

 

 Quoiqu’il en soit, si on se base sur les correspondances décrites, on peut dire que la morphologie et une partie du lexique de la langue de Lemnos, sans parler de quelques éléments de syntaxe documentés il est vrai par un nombre infime de textes, sont sans l’ombre d’un doute identiques à l’Étrusque duquel la langue de Lemnos se différencie seulement par quelques caractéristiques.

 C’est donc pourquoi la langue de Lemnos, tout comme le Rhétique, apparaît comme le plus proche parent de la langue étrusque dans le bassin méditerranéen de l’Antiquité: ces trois langues anciennes sont aujourd’hui réunies dans un groupe linguistique unique appelé ‘Tyrsénien’.

 

 En réalité, même les auteurs grecs étaient conscients de la parenté étroite qui unissait l’Étrusque et la langue de Lemnos, tant il est vrai qu’à partir d’Hellanicos de Lesbos   (Ve siècle av. J.-C.) ceux-ci ont appelé Tyrrhéniens les habitants des îles égéennes de Lemnos, Imbros et Skyros que d’autres assimilaient aux Pélasges et dont on vantait également la parenté avec les Étrusques.

 Ainsi, combinant renseignements historiques et évidence linguistique, une tradition d’études récente a avancé la supposition qu’au peuple pélasgien de l’île de Lemnos s’est superposée une colonie de commerçants/pirates tyrrhéniens qui aurait laissé sa trace dans la langue. Dans un premier temps, une chronologie basse au VIe siècle av. J.-C. avait été proposée (M. Gras, 1976) quant à l’arrivée des navigateurs tyrrhéniens; mais après avoir observé que les caractéristiques linguistiques de la langue de Lemnos étaient à rattacher à des phases plus anciennes de la langue étrusque (voir par ex. L. Agostini, 1986) cette hypothèse a été repoussée. C’est pourquoi C. de Simone a soutenu à plusieurs reprises que l’arrivée des navigateurs étrusques sur l’île devait être avancée au VIIe siècle av. J.-C.; et M. Gras, s’étant à nouveau penché sur la question en l’approfondissant, est même allé jusqu’à proposer une chronologie au VIIIe siècle av. J.-C. (M. Gras, 1985).

 En revanche, d’autres savants penchent en faveur d’une origine commune à partir du substrat pré-grec (H. Rix), accréditant ainsi les hypothèses d’un mouvement humain depuis l’aire égéenne et micro-asiatique en direction de l’Italie. Mais on ne peut exclure totalement la possibilité de l’existence d’autres langues, aujourd’hui complètement perdues, qui auraient servi de pont entre le groupe étrusco-rhétique et l’aire égéenne septentrionale, à travers la région adriatique et balkanique.

 

 



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